Dynamiques différenciées et implications pour la gouvernance et la priorisation des projets d’investissements publics dans les pays en développement
Policy paper N°2021-01
Auteurs : Mathieu TAUSSIG, Koceila AMER, avec la participation de Sidy Ndiaye
Résumé - Les infrastructures sont essentielles pour améliorer la compétitivité de l’économie et permettre un accès à des services publics de qualité. Les économies émergentes détiennent actuellement plus de 60 % du stock mondial de capital public, principalement concentré en Chine, tandis que la part détenue par les pays en développement est marginale. Dans un contexte de ressources financières limitées, consolider les maillons de la chaine de de gestion des projets permettrait d’optimiser l’investissement public. Pour cela, les pays en développement, soutenus par les partenaires techniques et financiers, doivent progresser dans la modernisation de la gouvernance de l’investissement public au niveau stratégique, institutionnel et opérationnel et plus spécifiquement dans la maîtrise d’outils et de méthodes visant à prioriser les projets d’investissements publics.
La littérature économique est particulièrement riche de travaux d’analyse visant à expliquer les déterminants de la croissance économique et les divergences de trajectoire économique entre les pays. Les facteurs, les plus illustrés dans la littérature classique, qui permettent de déterminer à un instant T le niveau de richesse économique sont le stock de capital et le travail que l’on retrouve notamment dans la célèbre fonction de Cobb-Douglas. Une variable résiduelle que l’on nomme progrès technique est souvent mise en avant pour expliquer ces différents niveaux de croissance. D’un point de vue plus empirique, la trajectoire de développement d’un pays dépend fortement d’un ensemble de facteurs endogènes et exogènes comme la stabilité politique, sécuritaire et institutionnelle ; la démographie ; l’intégration au commerce mondial ; le niveau et la qualité de développement du réseau d’infrastructures.
Les infrastructures sont essentielles pour améliorer la compétitivité d’un territoire et permettre un accès à des services publics de qualité.
Les réseaux d’infrastructures économiques de transport et d’énergie permettent de soutenir l’attractivité et la compétitivité d’un territoire en contribuant à la structuration des filières économiques porteuses et à la rationalisation des coûts de transport entre les points de production et de consommation des produits. Les infrastructures socio-collectives permettent également d’assurer l’accessibilité à des services publics de qualité. La construction de ces infrastructures et de ces équipements socio-collectifs est financée très majoritairement par l’Etat car ces derniers obéissent à des économies d’échelle avec des coûts fixes élevés. En outre, les infrastructures présentent en général une rentabilité principalement économique pour la collectivité dans son ensemble sans afficher nécessairement de rentabilité financière. L’acquisition d’actifs fixes (ou investissement brut) permet au secteur public de développer le réseau infrastructurel d’un pays ainsi que d’améliorer la dotation en bâtiment et équipement socio-collectifs. Le cumul de la valorisation de ces actifs fixes diminué de la dépréciation naturelle permet d’évaluer le stock de capital public d’un pays à un instant donné. L’analyse de ce stock de capital à travers notamment la base de données du FMI permet de dresser un ensemble de faits stylisés.
Les économies émergentes détiennent actuellement plus de 60 % du stock mondial de capital public, principalement concentré en Chine, tandis que la part détenue par les pays en développement est marginale.
Actuellement, ce stock de capital public est détenu à plus de 60 % par les pays émergents. La part détenue par les économies avancées s’établie à 36 %. Cette répartition était quasiment l’inverse en 1960 (respectivement 32 % et 64 %). L’année 2009 marque un point de bascule à partir duquel les économies émergentes ont détenu plus de la moitié du stock de capital public mondial. La part détenue par les pays à faible revenu est demeurée constante depuis 1960 et dépasse très légèrement les 3 %.
Si, on analyse l’évolution du stock de capital entre 1960 et 2019 par sous-ensemble géographique[1], on constate que les parts respectives de l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique Latine (et Caraïbes), de l’Asie du Sud et de l’Afrique du Nord et Moyen-Orient sont restées relativement constantes.
Cette relative constance en termes de répartition du stock du capital public pour ces 3 ensembles régionaux tranche assez nettement avec l’effet de ciseau des parts détenues respectivement par l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie centrale et l’Asie de l’Est et Pacifique (cf Figure 3). La part détenue par le premier ensemble a nettement baissé sur la période passant de 30 % à 14 %. Concomitamment, la part détenue par l’Europe et l’Asie Centrale a baissé dans les mêmes proportions de 33 % à 18 %. L’Asie de l’Est qui détenait à peine plus de 15 % détient désormais plus de 45 % du stock de capital public. Cette redistribution des cartes à l’échelle intercontinentale s’explique essentiellement par l’évolution du stock de la Chine dont la part est passée de 6 % à 32 %. Cette progression importante est liée à une politique budgétaire et économique de la Chine résolument tournée vers l’investissement public avec un taux d’investissement public rapporté au PIB trois fois supérieur à la moyenne des différents blocs régionaux sur la période 1960-2019 (cf Figure 4). Dans le même temps, la Chine s’est affirmée comme une puissance économique mondiale de premier ordre.
Les habitants d’Afrique subsaharienne et des pays les moins avancées disposent d’un stock de capital public par habitant relativement faible.
L’analyse du stock de capital public par habitant permet également d’isoler des éléments intéressants pour mieux cerner les enjeux autour de la question du capital public[2]. Des différences importantes subsistent entre les différentes catégories de pays et au sein de ces catégories. Le stock de capital public détenu par habitant est 6 fois plus élevé en Amérique du Nord qu’en Afrique subsaharienne. Ce ratio est supérieur à 17 entre un habitant de l’Union Européenne par rapport à un habitant de l’UEMOA[3].
Au sein de la zone d’Afrique subsaharienne, la situation diverge fortement entre les pays qualifiés de vulnérables faisant parti des pays les moins avancés (PMA[1]) et ceux qui ne figurent pas dans cette catégorie.
En 2019, les pays les moins avancés (PMA) disposaient dans leur ensemble d’un stock de capital public rapporté aux habitants qui était sept fois moins important que les autres pays. En 1960, ce ratio était de 10. Analysé sous cet angle, on constate donc un certain rattrapage des pays les moins avancés. Par ailleurs, les inégalités absolues entre les pays tendent à se « résorber ». En effet, le rapport en termes de capital public par habitant entre la moyenne des dix premiers du classement et les dix derniers du classement était de 964 en 1960. Ce rapport est de l'ordre de 371 en 2019. Ce rattrapage se fait toutefois à un rythme trop timide pour permettre un développement équilibré entre les différents pays.
Certains pays ont fait des bonds particulièrement importants dans le classement des pays les plus dotés en capital public par habitant quand d’autres pays ont chuté de manière importante. Deux pays d’Afrique Centrale situés dans la zone CEMAC – la Guinée Equatoriale (+125) et la République Centrafricaine (-79) – affichent la plus grande évolution – positive et négative – dans le classement.
Dans un contexte de ressources budgétaires limitées, consolider les maillons de la chaine de la gouvernance de l’investissement public permettrait d’améliorer substantiellement l’accès à des infrastructures de qualité.
L’analyse purement quantitative du capital public et de l’investissement public ne tient pas compte de l’état de fonctionnement réel des infrastructures. Le FMI, en comparant le niveau de capital public avec l’accessibilité réelle à certains types d’infrastructures pour un pays donné, parvient à estimer un gap par rapport à une frontière d’efficience en utilisant une technique d’enveloppement des données. Cet écart par rapport à la frontière d’efficience qui constitue une perte sèche pour le bien-être collectif varie entre les différentes catégories de revenus des pays[4]. Pour les pays à faible-revenu, 40% de l’effort d’investissement public ne se traduit pas par un gain pour la collectivité en termes d’accès à des infrastructures.
Dans un contexte de rareté relative des ressources budgétaires, ce gap par rapport à la frontière d’efficience constitue une marge de manœuvre réelle pour améliorer l’accès à des infrastructures économiques et à des équipements sociaux collectifs dans les pays à faible revenu.
En effet, les besoins pour financer les Objectifs de Développement Durable (ODD) sont considérables. Un récent exercice d'évaluation des coûts de la Banque mondiale estime que les pays à revenu faible et intermédiaire auront des besoins d'investissement de 1 500 à 2 700 milliards de dollars par an (4,5 à 8,2 % de leur PIB combiné) entre 2015 et 2030 pour atteindre les ODD liés aux infrastructures (Rozenberg et Fay 2019). Le FMI estime que des dépenses supplémentaires d'environ 1,3 billion de dollars US (2016 US$) par an au cours de la période 2019-30 sont nécessaires pour réaliser des progrès significatifs vers les ODD liés aux infrastructures dans les économies en développement à faible revenu et les économies de marché émergentes combinées, et 1,3 billion de dollars supplémentaires pour les ODD liés à la santé et à l'éducation (Gaspar et al. 2019).
Les pays en développement, soutenus par les partenaires techniques et financiers, doivent progresser dans la modernisation de la gouvernance de l’investissement public au niveau stratégique, institutionnel et opérationnel et plus spécifiquement dans la maîtrise d’outils et de méthodes visant à prioriser les projets d’investissements publics.
Afin de permettre aux pays en développement d’améliorer l’accès de leurs citoyens à des infrastructures de qualité dans un contexte d’adaptation au changement climatique, il est primordial de soutenir l’investissement public.
Pour cela, les actions soutenues par la communauté internationale visant à créer plus d’espace budgétaire pour les pays en développement sont indispensables à une relance de l’investissement public. L’accompagnement de la communauté internationale dans les initiatives de restructuration, d’allégement de dette, d’annulation de dette, ainsi que les programmes de soutien budgétaire et le financement de projets structurants va dans ce sens. Il apparait indispensable à cet effet de poursuivre les efforts en vue d’accroitre la part de l’aide octroyée aux pays les plus pauvres dont notamment les pays les moins avancés.
Extrait de la Déclaration finale G20, Japon « L’investissement dans des infrastructures de qualité » Les infrastructures sont un moteur de la croissance et de la prospérité économiques. Nous adhérons aux Principes du G20 pour « l’investissement dans des infrastructures de qualité » en tant qu’orientation stratégique commune et objectif auquel nous aspirons. Ces principes soulignent que les infrastructures de qualité font partie intégrante des efforts déployés par le G20 pour combler les lacunes dans ce domaine, conformément à la feuille de route du G20 sur les infrastructures en tant que catégorie d’actifs. Nous insistons sur l’importance d’optimiser l’incidence positive des infrastructures aux fins d’une croissance et d’un développement durables tout en préservant la viabilité des finances publiques, en augmentant l’efficacité économique compte tenu du coût du cycle de vie, en intégrant les considérations environnementales et sociales, dont le renforcement du pouvoir économique des femmes, en renforçant la résilience face aux catastrophes naturelles et aux autres risques, et en améliorant la gouvernance des infrastructures. Nous entendons continuer de donner suite aux éléments qui permettront de faire des infrastructures une catégorie d’actifs, notamment en examinant de possibles indicateurs applicables aux investissements dans des infrastructures de qualité. |
En outre, compte tenu des déficits de gouvernance dans ces pays comme en témoigne les diagnostics PIMA réalisés par les services du FMI, un focus budgétaire sur les investissements publics sans effort visant à améliorer la gouvernance d’ensemble pourrait s’avérer contre-productif. L’investissement public a été trop souvent perçu comme une sous-catégorie de la gestion des finances publiques et de la commande publique alors qu’il se situe en réalité au creuset de plusieurs fonctions clés. Les investissements publics constituent un élément essentiel de la prospective et la planification stratégique qui concourent à dessiner le futur des territoires. La gestion de l’investissement public doit résolument s’ancrer dans une approche citoyenne qui consiste à prendre en considération les besoins de la population qui évoluent dans l’espace et le temps. En outre, la gestion des investissements publics nécessite des compétences en termes d’ingénierie de projet.
Dans le cadre des programmes de soutien budgétaire des bailleurs de fonds, il est important que les actions soient dirigées vers des réformes visant à rationaliser les dépenses de fonctionnement au profit des dépenses d’investissement et à réformer la gouvernance des entreprises publiques qui constituent des acteurs clés de la gestion de l’investissement public. Le soutien aux processus de décentralisation constitue également une orientation à poursuivre puisque les collectivités locales sont amenées à jouer un rôle croissant comme maître d’ouvrage d’infrastructures économiques et sociales.
Les pays qui s’engagent en faveur d’une réforme de leur gouvernance d’investissement public doivent agir sur plusieurs fronts. La formalisation d’une vision et une feuille de route de la réforme permet de créer une dynamique constructive en concertation avec les différentes parties prenantes. Afin d’opérationnaliser cette vision stratégique, la consolidation du dispositif institutionnel et organisationnel est souvent requise et nécessite de renforcer le cadre légal et réglementaire en adoptant un texte de rang approprié à l’instar de ce que la Tunisie, le Tchad ou encore le Bénin ont pu faire. La modernisation de la gouvernance de l’investissement public peut être portée par un comité pluri-acteurs en charge de la réforme comme cela se fait pour la gestion des finances publiques. Ce comité peut s’ouvrir aux bailleurs de fonds qui sont des acteurs actifs de l’investissement public dans les pays à faible revenu. Une assistance technique financé par les partenaires techniques et financiers peut soutenir le pilotage et l’opérationnalisation de la réforme.
Le développement d’outils « légers » et de méthodes fonctionnelles adaptés aux réalités des administrations des pays en développement doit accompagner la modernisation de la gestion des investissements publics. Compte tenu du décalage important existant entre les besoins et les ressources budgétaires disponibles, le développement des méthodes et des outils d’évaluation socio-économique et d’analyse multicritères doit permettre d’hiérarchiser les projets et de constituer les portefeuilles de projets dans l’objectif de maximiser les impacts positifs sur le développement durable.■
[1] Ensembles régionaux à partir des catégories de la Banque Mondiale - https://data.worldbank.org/country [2] Il convient de rappeler que par construction les inégalités actuelles en termes de capital public par habitant s’expliquent par les différences dans le stock de départ (en 1960 dans le cadre de notre analyse), de la dynamique budgétaire de l’investissement public, couplée avec les différentes trajectoires démographiques.
[3] Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine
[4] https://www.imf.org/external/np/fad/publicinvestment/pdf/PIMA.pdf
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