...Intérêts et défis de la généralisation des pratiques dans les pays en développement.

Auteurs : Mathieu TAUSSIG, Koceila AMER
1. Pourquoi est-il nécessaire de prioriser les projets d’investissement public pour réaliser les objectifs de développement durable ?
Les investissements publics jouent un rôle crucial dans la réalisation des ODD en particulier dans les pays en développement. Selon les estimations de la Banque mondiale, les besoins de financement pour atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) dans les pays à faible et intermédiaire revenu sont considérables. Ces pays devront investir entre 1 500 et 2 700 milliards de dollars par an, soit entre 4,5% et 8,2% de leur PIB combiné, pour atteindre les ODD liés aux infrastructures tels que l'eau, l'électricité, les transports, les technologies de l'information et de la communication et les bâtiments durables (Rozenberg and Fay, 2019). Le Fonds monétaire international (FMI) estime également que des dépenses supplémentaires d'environ 1 300 milliards de dollars (en dollars de 2016) par an entre 2019 et 2030 sont nécessaires pour réaliser des progrès significatifs vers les ODD liés aux infrastructures dans les économies en développement à faible revenu et les économies de marché émergentes combinées. De plus, 1 300 milliards de dollars supplémentaires sont nécessaires pour les ODD liés à la santé et à l'éducation (FMI, 2019).
Les gouvernements doivent répondre à des besoins très importants avec des ressources souvent limitées en particulier dans les pays à faible revenu. Bien qu’il existe encore des marges d’augmentation de la pression fiscale dans ces pays, la mobilisation des ressources intérieures demeurera faible comparée aux besoins et aux ambitions de développement. Ce déséquilibre entre ambitions de développement, besoins de la population et ressources disponibles devrait perdurer étant entendu que la pression démographique est encore relativement forte dans les pays qui n’ont pas encore entamé et finalisé la « transition démographique ». Relever les défis de financement des infrastructures indispensables au développement exige des efforts concertés des gouvernements, des partenaires de développement, du secteur privé et de la société civile pour mobiliser des ressources et investir dans des projets prioritaires. Toutefois, s’il est difficile de mobiliser les ressources à la hauteur des besoins, la consolidation de la gouvernance des investissements publics constitue une démarche prioritaire pour améliorer l’accès aux services publics avec les ressources actuellement disponibles.
Dans un contexte de rareté des ressources, les gouvernements doivent choisir avec rigueur leurs projets d’investissement public. En effet, gouverner, c’est avant tout faire des choix avec des implications à long terme pour les générations présentes et futures. Les gouvernements doivent faire un choix assumé entre contenter un groupe économique ou social au détriment d’un autre groupe qui sera lésé ou se sentira lésé ; promouvoir un secteur au détriment d’un autre jugé moins prioritaire ; privilégier une option parmi plusieurs alternatives et opter pour une source de financement parmi diverses modalités de financement d’un projet. Les gouvernements peuvent s'appuyer sur des visions stratégiques et des rapports de force entre les différents groupes d'acteurs pour opérer ces choix, mais cela ne garantit pas nécessairement une prise de décision objective. Il est donc crucial que les gouvernements évaluent d’une manière objective les avantages et les coûts des différentes options alternatives de financement et de mise en œuvre des projets pour assurer des choix raisonnés et justes.
2. Pourquoi est-il important de soumettre les projets d’investissement public à l’analyse coût-avantages ?
Il est important de soumettre les projets d'investissement public à l'analyse coût-avantages (ACA) pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'analyse coût-avantages (ou analyse cout-bénéfices) permet d'évaluer la rentabilité économique et financière du projet en comparant les coûts et les avantages attendus. Il s’agit notamment d'identifier les impacts économiques, sociaux et environnementaux du projet, ce qui est essentiel pour garantir une prise de décision éclairée et responsable. Ensuite, l'analyse coût-avantages permet de comparer les différentes options de financement et d'investissement pour un même projet, en évaluant les coûts et les bénéfices attendus pour chaque option. Cela permet de choisir la solution la plus efficiente et la plus rentable pour les citoyens, tout en garantissant la réalisation des objectifs de développement durable. Enfin, l'analyse coût-avantages permet de mesurer l'impact du projet sur la répartition des richesses et des ressources entre les différentes parties prenantes, en particulier les groupes socialement et économiquement défavorisés. Cela permet de garantir une répartition juste et équitable des bénéfices et de minimiser les risques de conflits et de contestations.
L'analyse coût-avantages repose sur l'hypothèse de la théorie du bien-être, principalement élaborée par l'économiste Pigou, selon laquelle l'État doit privilégier les décisions d'investissement qui favorisent l'augmentation du bien-être de la collectivité. Cette méthode d'évaluation socio-économique a pour objectif d'évaluer si un projet dégage une rentabilité socio-économique significative à long terme, justifiant ainsi l'allocation de ressources importantes. Elle permet d'évaluer l'ensemble des coûts et des avantages qui interviendront tout au long de la durée de vie de l'infrastructure. Contrairement à d'autres méthodes, cette méthode prend en compte tous les acteurs impliqués dans le projet ainsi que tous les flux, y compris ceux qui ne font pas l'objet de transactions financières directes.
L'analyse coût-avantages permet de monétariser les effets "non-marchands" qui peuvent avoir des implications économiques, sociales ou environnementales telles que la valeur de la vie humaine, le gain de temps ou la pollution atmosphérique. Cette approche est particulièrement intéressante car elle permet de considérer les impacts directs sur les acteurs, y compris ceux qui ne font pas l'objet de transactions financières. En prenant en compte les flux non-marchands, il est possible de mesurer l'ensemble des effets du projet sur les conditions de vie des citoyens et des citoyennes. Toutefois, pour quantifier ces effets, il est nécessaire de disposer d'un référentiel de prix.
Une autre singularité de l’analyse coût-avantages est la prise en compte du facteur temps. Cette prise en compte se fait à deux niveaux. Le premier niveau est relatif à l’horizon temporel sur lequel doit se baser cette évaluation. Une analyse coût-avantage projette sur le long-terme l’estimation des flux marchands et non-marchands. Le long-terme peut signifier toute la durée de vie de l’infrastructure (soit plusieurs décennies pour les projets structurants). Le second niveau de ce facteur temps est lié à la préférence sociétale que l’on accorde à l’avantage présent. Un avantage n’aura pas la même valeur qu’on le consomme dès à présent ou dans quelques années. Comparer des coûts et des avantages qui interviendront à différentes périodes nécessite alors d’appliquer un taux d’actualisation sociale qui dépend très largement du taux de préférence pour le présent. Renoncer à la consommation d’une unité de bien aujourd’hui se justifie si ultérieurement il est envisageable d’obtenir davantage d’unités. Le rapport entre ces deux montants d’unités constitue le taux de préférence pour le présent. Cette préférence évolue en fonction des sociétés et dans le temps.
En somme, l'analyse coût-avantages des infrastructures est un processus complexe qui nécessite une collecte de données rigoureuse, une évaluation précise des coûts et des avantages, ainsi qu'une comparaison complète des alternatives. Cette complexité pose des défis opérationnels et méthodologiques qui doivent être pris en compte pour assurer l'exactitude et la fiabilité des résultats de l'analyse coût-avantages.
3. Quels sont les défis institutionnels et opérationnels de la généralisation de la pratique d’analyse coût-avantages dans un pays en développement ?
La pratique de l'analyse coût-avantages est en constante évolution. De nombreux pays ont adopté l'analyse coût-avantages pour évaluer les projets d'investissement public, en particulier dans les secteurs clés tels que les infrastructures, l'énergie, l'eau et l'assainissement, la santé et l'éducation. Cependant, la pratique de l'analyse coût-avantages dans les pays en développement reste limitée par plusieurs contraintes, notamment la disponibilité et la qualité des données nécessaires pour mener une analyse rigoureuse, le manque de capacités techniques et institutionnelles pour réaliser ces analyses, et les contraintes budgétaires qui limitent souvent la mise en œuvre des études préalables des projets d'investissement public.
L'analyse coût-avantages des infrastructures peut présenter plusieurs défis opérationnels et méthodologiques à différents niveaux de l’analyse.
Collecte de données : L'analyse coût-avantages nécessite une collecte de données rigoureuse et complète sur les coûts et les avantages de l'infrastructure. Cette collecte peut être difficile en raison de l'absence de données fiables et cohérentes sur les coûts et les avantages, en particulier dans les pays en développement.
Évaluation des coûts : L'évaluation des coûts est souvent difficile en raison de la complexité des projets d'infrastructure et des imprévus liés à leur réalisation. De plus, les coûts directs et indirects peuvent être difficiles à quantifier et à estimer avec précision.
Évaluation des avantages : L'évaluation des avantages peut être compliquée, car elle doit prendre en compte les avantages directs et indirects liés à l'infrastructure, tels que les bénéfices économiques, sociaux et environnementaux. L'estimation de ces avantages peut être complexe et nécessite souvent des modèles économiques sophistiqués.
Le choix du taux d'actualisation : Le choix du taux d'actualisation est crucial dans l'analyse coût-avantages, car il permet de comparer les coûts et les avantages à différentes périodes. Le choix du taux d'actualisation peut avoir un impact significatif sur les résultats de l'analyse.
La prise en compte des externalités : Les externalités, qui sont des effets positifs ou négatifs non pris en compte dans les coûts et les avantages directs, peuvent être difficiles à évaluer. Par exemple, les effets environnementaux, sociaux et sur la santé peuvent être importants, mais leur quantification peut être difficile.
La comparaison des alternatives : La comparaison des alternatives est importante dans l'analyse coût-avantages, car elle permet de déterminer la meilleure option pour répondre aux besoins de l'infrastructure. Cependant, la comparaison peut être difficile si les alternatives ne sont pas clairement définies ou si elles ne sont pas disponibles pour une évaluation complète.
La pratique de l'analyse coût-avantages n'est pas largement développée, y compris dans les pays membres de l'OCDE. Selon une enquête menée en 2014 par l'OCDE sur l'utilisation de l'analyse coût-avantages, seulement 45% des pays ont une obligation nationale de la pratiquer, tandis que 40% l'exigent au niveau local. Ce constat est également valable pour les projets financés par la Banque mondiale, où le pourcentage de projets incluant le calcul d'un taux de rentabilité économique est passé de 70% dans les années 1970 à 30% dans les années 2000.
Les difficultés et les limites d’application d’une analyse couts-avantages sont donc réelles. Pour les contourner, d’autres méthodes peuvent être préférées comme une analyse cout-efficacité, une analyse multicritère, une analyse qualitative. La mobilisation d’expertise additionnelle à un processus de préparation déjà perçu comme complexe, long et coûteux peut constituer également une limite à la conduite d’une analyse coût-avantages.
Cependant, pour surmonter ces défis, de nombreux pays en développement sollicitent des bailleurs de fonds en vue de les appuyer dans la mise en place des mécanismes pour renforcer leurs capacités en matière d'analyse coût-avantages, notamment par la formation de spécialistes et la mise en place de procédures et de normes claires pour l'évaluation des projets d'investissement public.
4. Comment mettre en place un dispositif d’analyse coût-avantages des projets d’investissement public ?
Afin de développer la pratique de l’analyse coût-avantage, des réponses très concrètes peuvent être apportées en termes de cadre légal et réglementaire, de mise en place d’une méthode adaptée aux spécificités nationales, et de développement des compétences. Au regard des changements qu’elle suscite et de ses implications opérationnelles, la généralisation de l’analyse coût-avantages dans les pays en développement peut se faire en suivant les étapes suivantes :
Etape 1 « Institutionnalisation et intégration de l'analyse coût-avantages dans le processus de préparation des projets ». Un cadre institutionnel d’évaluation des projets devrait être élaborée pour définir les objectifs, les critères et les normes à respecter dans l’analyse coût-avantages des projets d’infrastructures. Ce cadre devrait notamment préciser les responsabilités institutionnelles, le périmètre d’application, les modalités de validation et de contre-expertise, les sources et les référentiels à suivre pour le calcul socioéconomique, etc. Les porteurs de projets doivent être sensibilisés à l'importance du respect de ce cadre institutionnel et l’application de l’analyse coût-avantages pour une prise de décision éclairée en matière de choix des projets.
Par exemple, en France, l’instruction-cadre de 2004, relative à l’harmonisation des méthodes d’évaluation des grands projets d’infrastructure de transport, instaure une évaluation socioéconomique systématique pour chaque projet envisagé. A partir de 20M € financés par l’État, un dossier d’évaluation socioéconomique doit être constitué. Au-delà de 100M € une contre-expertise doit être menée. De plus, la France procède à des améliorations continuelles des techniques et méthodes pour renforcer le calcul socioéconomique à travers de nombreuses commissions (Boiteux, Quinet) et au travail de France Stratégie et du Secrétariat Général pour l’Investissement.
Etape 2 « Établissement d'un cadre de référence pour l’analyse coût-avantages » : Ce cadre de référence doit être développé pour permettre une approche cohérente et standardisée dans l'analyse coût-avantages des projets d’investissement public. Ce référentiel doit préciser les étapes de l’analyse, les méthodes et les modalités de calcul à utiliser. Il est alors recommandé de développer un guide général pour standardiser la pratique de l’analyse coût-avantages au niveau national. Les départements sectoriels devraient ensuite élaborer leurs propres référentiels, qui tiennent compte de leurs spécificités sectorielles.
Parmi les éléments à considérer lors de l’élaboration du référentiel, il y a la détermination du taux d'actualisation socio-économique pour assurer une comparabilité des flux dans le temps, ainsi que les valeurs tutélaires pour monétariser les flux non-marchands. D'autres paramètres doivent également être estimés pour encadrer le processus, tels que le coût d'opportunité des fonds publics et un cadrage macro-économique sur le long terme. Toutefois, la définition de ces éléments peut être complexe pour un pays en développement, car elle nécessite la mobilisation de ressources humaines et financières soutenue et continue.
En France, la monétisation des effets non-marchands dans les ACA dépend d'un référentiel de prix élaboré par un comité d'experts. Ce dernier regroupe les valeurs définies pour un ensemble assez vaste d'effets non-marchands tels que la pollution, la valeur de la vie, les nuisances sonores, etc. Ces valeurs sont appelées valeurs tutélaires et sont des prix fictifs. Elles s'appliquent aujourd'hui à l'ensemble des ACA où il est nécessaire de monétiser ces effets référencés, garantissant ainsi une cohérence dans les choix d'investissement publics.
Pour les pays en développement qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour mener des études primaires ou pour lesquels les méthodes traditionnelles de déclaration ou de révélation des préférences posent problème, il existe une technique alternative appelée « Benefit transfer ». Cette méthode consiste à transférer des valeurs monétisées issues d'ACA déjà effectuées pour d'autres projets, dans d’autres pays. De nombreux pays développés possèdent des bases de données de leurs propres valeurs tutélaires, comme la France, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas. En utilisant des valeurs tutélaires de référence ou des valeurs monétisées provenant d'études déjà menées, il est possible de transférer ces données au projet évalué et donc d’optimiser les ressources consacrées à l’analyse coût-avantages.
Etape 3 « Elaboration d’outils pratiques d’aide à l’analyse coût-avantages » : La mise à disposition des porteurs de projet d’un outil d’aide à l’analyse coût-avantages permet de faciliter l’appropriation et l’application de l’ACA ; d’automatiser les calculs économiques et la présentation des différents indicateurs synthétiques selon les acteurs ; de constituer une base de données d’analyse coût-avantages qui peuvent être capitalisées lors de la réalisation d’autres ACA ; d’assurer le contrôle qualité et la fiabilisation des données et des résultats. Développé sous forme d’application collaborative, l’outil permettrait également d’assurer la cohérence des interventions des différents acteurs tout au long des différentes étapes de l’analyse coût-avantages.
Étape 4 « Renforcement des capacités » : Les capacités techniques des porteurs de projets doivent être renforcées pour permettre la conduite d’analyse coûts-avantages rigoureuses et précises. Des programmes de formation et de renforcement des compétences peuvent être mis en place pour les porteurs de projets et les décideurs. Il importe également que les bureaux d’études et centre de recherche dans les pays en développement maîtrisent plus largement cette méthode d’analyse.
Etape 5 « Conduite de changement et renforcement de la collaboration interinstitutionnelle » : La sensibilisation des acteurs et la vulgarisation de la pratique y compris auprès du large public sont essentielles pour le développement et la pérennisation de la pratique. Le renforcement de la coordination entre différents acteurs est également indispensable pour une mise en œuvre efficace et facilitée de l’analyse coût-avantages, particulièrement lors de la collecte des données. La mise en place d'un comité intersectoriel ou d'un groupe de travail dédié au développement de la pratique pourrait faciliter la collaboration et la coordination entre les différentes parties prenantes.
Etape 6 « Suivi et évaluation de l’application de l’analyse coût-avantages » : Le suivi et l'évaluation de l’application de l’analyse coût-avantages au niveau national et infranational sont nécessaires pour évaluer le niveau de généralisation et l'efficacité de la pratique. Les résultats de cette évaluation peuvent aider à identifier les domaines à améliorer et les leçons apprises pour les futures analyses coûts-avantages.
Notre cabinet travaille en ce moment sur le développement d’un guide ainsi que d’un outil d’aide à l’analyse coût-avantages. Conscient des défis institutionnels et opérationnels de la généralisation de la pratique, notre cabinet est en mesure de mobiliser des experts chevronnés pour accompagner les gouvernements dans l’adoption et la maîtrise de l’analyse coût-avantages des projets d’investissement public.
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